Je sens mon cœur battre. Mon souffle est profond, régulier, tous les muscles sont bien chauds, prêts à fournir l'effort que je vais leur demander. Dans ma tête, les mouvements se répètent, encore et encore, comme durant toute cette semaine. Je revois chaque prise, chaque placement du corps. Le surplomb s'élève au-dessus de moi, plein de majesté, prêt à jouer avec moi ou à se jouer de moi. Cela fait quatre ans que j'essaie de le comprendre, de l'apprivoiser. Il fait une température idéale. J'essaie de me convaincre que c'est possible, et toutes mes erreurs passées défilent dans ma tête. Jean-Tou est à côté de moi, il parle mais je l'entends à peine. Il est prêt. Une dernière inspiration profonde, ma tête se vide de toute pensée, ma main se resserre sur la première prise et mes pieds quittent le sol. Tout se passe comme dans un rêve... Le biceps et l'épaule droite se contractent, le placement s'amorce et la main gauche s'envole vers ce trou foireux et glissant qui se trouve si loin. Les doigts s'y installent tranquillement et le pied droit suit le mouvement en se balançant à gauche pour venir équilibrer le placement.

U Lamentu di a Richiusa - 7a+ - Bocognano

"Je mousquetonne et reprends mon souffle."

 

U Lamentu di a Richiusa - 7a+ - Bocognano

"L'esprit lâche prise et le corps se laisse aller sur la partition dictée par la ligne de granit."

La main droite plonge rapidement dans le sac à pof. Sans magnésie, il sera impossible de tenir la prise suivante. Côté gauche, la main tient vraiment bien, j'en profite pour vérifier que je ne suis pas en apnée. Mon corps respire toujours, calmement. Mes yeux sont rivés sur la prise suivante, le passage difficile est là. Une petite réglette vicieuse sur laquelle il va falloir se faire violence. La main s'éjecte du sac à pof. Aidée par l'épaule gauche, elle atteint la réglette et s'acharne dessus. Le plus beau geste de la voie est là. Le corps se balance complètement de la gauche vers la droite. En profitant de l'élan, le pied droit s'envole loin vers la gauche pour placer le talon en crochetage. Le pied gauche, lui, s'arrête à mi-chemin pour se placer sur un gratton de quelques millimètres et alléger le travail de la main droite dont les premières phalanges hurlent de douleur. La main gauche quitte le confortable trou et, après un passage éclair dans le sac à pof, passe tranquillement sous la main droite, en un mouvement croisé merveilleux, avant de remonter se poser en adhérence sur un infâme bombé.

 

Incroyable ! les pieds ont tenu ! Je suis en apnée, Jean-Tou l'a senti et intervient : "RESPIRE !". Je vais l'avoir, je n'ai jamais aussi bien enchaîné ces mouvements. L'avant-bras gauche se contracte avec une énergie que je ne lui ai jamais connue et la main droite gicle vers l'aplat suivant. Vingt secondes ont dû s'écouler depuis mon départ du sol. Je mousquetonne et reprends mon souffle. Un gros coup de reins pour me redresser et j'enfourne le poing gauche dans la grosse fissure horizontale qui marque la fin de la section difficile. Il n'y a eu que six mouvements, mais je suis sérieusement entamé. Pour enchaîner la suite, il faudra s'économiser. Un petit repos et c'est reparti !
Les gestes s'enchaînent, propres, purs, et le bonheur commence à m'envahir. Tout est clair, limpide, chaque position est optimisée naturellement pour consommer le moins de force possible. L'escalade se fait harmonie avec les formes arrondies du rocher. L'esprit lâche prise et le corps se laisse aller sur la partition dictée par la ligne de granit. Chaque prise est une invitation à une nouvelle étreinte avec le rocher. J'aimerais que ça ne s'arrête plus mais soudain, ma main saisit la froide chaîne du relais, et je reprends contact avec le monde extérieur. Les oiseaux, le bruit de la rivière et Jean-Tou qui me félicite. Je viens d'enchaîner ma plus dure voie en granit, il m'aura fallu quatre ans pour l'apprivoiser...

Merci Jean-Tou.

 

 

U Lamentu di a Richiusa - 7a+ - Bocognano